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La nuit chaude et nuageuse flamboyait de lumières. La longue et célèbre Avenue de la Chance scintillait comme un écrin de joyaux tandis que Gonish s’y promenait. Des kilomètres de bijoux, mêlant au loin dans l’air et dans toutes les directions leurs couleurs. Des enseignes semblaient adresser personnellement au psycho-devin leur somptueux message de lumière :
Gagnez une
fortune.
Entrez ici avec dix crédits.
Sortez-en avec un million.
Le Palais des Diamants.
10 000 000 de diamants à l’intérieur
Tentez votre chance
à une partie de diamants.
Au fur et à mesure que Gonish avançait, des dizaines d’établissements de ce genre frappaient son oeil : le Palais des Rubis, le Palais d’Or, le Palais d’Émeraude, et bien d’autres qui n’étaient pas moins éclatants. Il arriva finalement à destination.
Le super-marché de la
chance.
Mises à partir de cinq sous
sans limite supérieure.
Le psycho-devin s’arrêta, et eut un grave sourire. Il était parfait que l’Impératrice eût choisi pour lieu de leur rendez-vous un des établissements lui appartenant à elle et pourvoyant aux plaisirs des masses laborieuses. Il saurait bien découvrir si elle savait où se trouvait Hedrock et lorsqu’il aurait le renseignement, il se retirerait prudemment.
Gonish étudia la foule. C’étaient surtout des jeunes gens qui entraient et sortaient par bandes du clinquant édifice. Leurs rires, le son de leurs jeunes voix ajoutaient à la splendeur de cette nuit rutilante de feux. Tout semblait normal, mais, avec une patience scientifique, il examinait les visages des gens qui allaient et venaient, analysant leur caractère d’après leur expression. Il ne lui fallut pas longtemps pour se rendre à la réalité : les trottoirs grouillaient d’agents de la police secrète impériale.
Gonish grimaça. Le Conseil des Armuriers avait demandé avec insistance que le rendez-vous se passât dans un lieu public. Il était compréhensible que la police secrète du gouvernement prît de grandes précautions, comme aussi il était normal que Sa Majesté ne tînt pas à ce que l’on sût qu’elle traitait avec les Fabricants d’Armes dès l’apparition des géants. On avait fixé la rencontre à 2 h 30 du matin. Il était maintenant – Gonish jeta un coup d’oeil à sa montre – exactement 1 h 55.
Il resta là où il se trouvait, assez triste à la pensée que sa mission consistait à tenter de prendre Hedrock au piège. Cependant il avait été convaincu avec stupéfaction que l’homme qui était derrière les géants était bien Hedrock – son message ne laissait aucun doute – et cela semblait aux yeux de Gonish pleinement justifier les craintes du Conseil. Hedrock avait démontré par ses actes qu’il pouvait être dangereux et, étant donné qu’il n’avait pas tenté d’exposer son but alors qu’il en avait l’occasion, on devait le considérer comme coupable. Il était impensable qu’un homme qui possédait les secrets essentiels de la Guilde puisse rester et agir en liberté. Et si, comme le Conseil le croyait, l’Impératrice savait où il se trouvait, il fallait lui soutirer habilement cette information lors de l’entrevue qu’elle-même avait suggérée. Son ami Hedrock devrait donc mourir. En attendant, ce qu’il avait de mieux à faire, c’était de jeter un coup d’oeil à l’intérieur.
Au-dedans, ce n’étaient que jardins, fontaines et machines de jeux. C’était beaucoup plus grand qu’on ne le supposait du dehors, à la fois plus long et plus large. Une foule égale d’hommes et de femmes y grouillait. Nombre de femmes portaient des masques, ce que Gonish comprenait fort bien : ainsi, l’Impératrice d’Isher pourrait n’être qu’une femme masquée comme les autres. Il s’arrêta devant une machine éclatante de lumières : des chiffres criards clignotaient sur le velours noir d’un grand tableau. Pensivement, le psycho-devin regarda se dérouler plusieurs parties, essayant chaque fois d’imprimer dans son cerveau super-entraîné la structure mathématique du jeu. Enfin, il se décida à choisir trois nombres et à placer dix crédits sur chacun. Les lumières ralentirent leur giration, leur danse scintillante, pour faire place à une suite de nombres se déclenchant les uns après les autres. Le croupier annonça :
— 74, 29, 86. Le rapport est cette fois de 17 pour 1.
Tandis que Gonish ramassait ses cinq cent dix crédits, le croupier le considéra avec stupéfaction :
— Eh bien, s’écria-t-il, c’est la seconde fois de ma carrière que je vois quelqu’un gagner sur trois chiffres à la fois.
— C’est la suprématie de l’esprit sur la matière, dit gentiment le psycho-devin avant de s’en aller, peu intéressé par le jeu et sentant dans son dos le regard surpris du croupier.
Ce qu’il voulait, c’était trouver un jeu que ses connaissances et pouvoirs spéciaux ne lui donnassent pas la possibilité de résoudre. Il lui restait encore vingt-cinq minutes pour le trouver. Il arriva devant une énorme machine composée de boules et de séries de roues. Soixante boules, toutes numérotées, partaient du sommet et, lorsque les roues tournaient, descendaient graduellement, avançant de roue en roue. Plus elles descendaient bas, plus le rapport de la mise était grand, mais la première moitié de ce parcours compliqué ne comptait pas et rares étaient les boules qui descendaient très bas. Gonish comprit que la grande sensation du joueur consistait à regarder descendre la boule, palpitant de l’espoir qu’elle ne s’arrêterait pas jusqu’à la dernière seconde. Cela était assez simple. Tant et si bien que ses boules allèrent jusqu’au bout quatre fois de suite. Écoeuré, Gonish empocha ses gains et arriva finalement devant un jeu composé d’une sphère de lumière blanche et noire. Les deux lumières se mêlaient en un seul rayon tourbillonnant qui, au bout d’un moment, devenait ou tout noir ou tout blanc. Il s’agissait de parier s’il allait devenir noir ou blanc. Pour une fois, il n’était pas sûr de lui. Il paria finalement au hasard, sur le fait que le blanc était la couleur de la pureté. Le blanc perdit. Il regarda son argent partir et décida d’oublier la pureté. Le noir perdit. Derrière lui, une femme eut un franc rire et il s’entendit dire :
— J’espère, monsieur Gonish, que vous pouvez faire mieux que cela avec le géant. Mais veuillez, s’il vous plaît, nous suivre dans les salles privées.
Gonish se retourna. Trois hommes et une femme se tenaient là. L’un des hommes était le Prince Del Curtin. Sous le masque, le long visage et la bouche de la femme se révélaient comme étant de la lignée Isher. Ses yeux verts brillaient sous le masque et la voix d’or, si familière, achevait de l’identifier.
— Certainement, dit le psycho-devin, s’inclinant.
Ils se rendirent en silence dans un salon luxueux et s’assirent. Gonish prit son temps. Il avait plusieurs questions à poser. Mais, chose étrange, les allusions qu’il fit, comme par inadvertance, à Hedrock n’obtinrent en réponse que le silence. Au bout d’un moment, cela lui parut proprement surprenant. Gonish se laissa aller contre son fauteuil, étudiant les visages des trois hommes et de la femme, sincèrement décontenancé. Il dit à la fin, très prudemment :
— J’ai le sentiment que vous gardez pour vous vos renseignements.
Il pensait bien qu’ayant ainsi parlé, il n’allait certes pas les amener à les révéler de plein gré. Il n’y avait pas moyen de douter de leur franchise, car ils ne suspectaient nullement, de toute évidence, qu’il était en quête de Hedrock – et cependant il semblait y avoir un accord tacite entre eux quatre, comme quoi il ne fallait pas parler de ce personnage.
— Je vous assure, monsieur Gonish, dit le Prince Del Curtin, formulant le démenti au nom de tous, que vous faites tout à fait fausse route. Nous possédons tous quatre toutes les informations qu’il a été possible de recueillir à propos du géant. S’il l’on pouvait trouver dans le passé quelque clé permettant de découvrir son identité, vous la trouveriez sans doute dans nos esprits. Il vous suffit de poser les questions qui conviennent et nous y répondrons.
Cela était convaincant. Les choses allaient donc être plus difficiles qu’il n’avait cru et il se pouvait que, si dangereux que cela fût, il dût jouer cartes sur table.
— Vous faites erreur, dit lentement Gonish, en croyant que vous êtes la seule source valable d’information. Il est un homme, probablement le plus grand homme actuellement vivant, dont nous, à la Guilde des Armuriers, nous commençons à peine à entrevoir les extraordinaires facultés. Je veux nommer Robert Hedrock, qui a le rang de capitaine dans l’Armée de Votre Majesté.
A la grande surprise de Gonish, l’Impératrice se pencha vers lui, les yeux de braise, les lèvres vibrantes.
— Vous voulez dire, souffla-t-elle, que la Guilde considère Robert... le capitaine Hedrock... comme l’un des plus grands hommes du moment ? (Et, sans attendre de réponse, elle se tourna vers le Prince Del Curtin :) Vous voyez, dit-elle, vous voyez bien !
— Votre Majesté, dit calmement le prince en souriant, j’ai toujours tenu le capitaine Hedrock en très haute estime.
La jeune femme fixa Gonish par-dessus la table et dit d’un étrange ton de bonne compagnie :
— Je vais veiller à ce que le capitaine Hedrock soit informé de votre désir de le rencontrer d’urgence.
Elle savait donc où il était ! C’était déjà cela de gagné. Qu’importait le reste ? Gonish se laissa de nouveau aller dans son siège, avec tristesse. Aviserait-elle vraiment Hedrock ? Il imaginait le rire sardonique de celui-ci, apprenant la nouvelle. Gonish se raidit : sa situation, au fond, était mauvaise ; les Fabricants d’Armes attendaient, pour agir, le résultat de cette rencontre. Et pourtant il n’avait à vrai dire rien obtenu. Il ne faisait aucun doute que ces gens ne demandaient qu’à se débarrasser au plus tôt du géant, tout comme les Armuriers voulaient au plus tôt mettre la main sur Hedrock. L’ironie du sort était que la mort de Hedrock résoudrait à la fois les deux problèmes. Faisant effort sur lui-même, Gonish les gratifia de son plus beau sourire.
— Excusez-moi, mais il semble exister entre vous une sorte de mystère à propos du capitaine Hedrock. Puis-je savoir de quoi il retourne ?
Chose stupéfiante, cette question fit se peindre la plus entière surprise sur le visage du Prince Del Curtin.
— J’aurais cru, dit-il enfin poliment, qu’il y avait longtemps que vous saviez que deux et deux font quatre. Ou bien serait-il possible que, seul de tous les habitants du système solaire, vous ne vous rendiez par compte de ce qui s’est passé cette nuit ? Où étiez-vous depuis 7 h 45 ?
Ce fut le tour de Gonish d’être stupéfait. Dans son désir d’avoir l’esprit clair pour cette rencontre, il était venu tôt dans la Cité Impériale. A 7 h 30, il était entré dans un petit restaurant tranquille. Il en était sorti une heure et demie plus tard et s’était rendu au théâtre. Le spectacle s’était terminé à 11 h 53. Depuis lors, il s’était promené dans les rues, sans se préoccuper des dernières nouvelles. Il ne savait rien.
Le Prince Del Curtin avait repris la parole :
— Il est vrai que, dans un tel cas, on tient secrète l’identité de l’homme en question, mais...
— Prince ! s’écria l’Impératrice, la voix basse, nerveuse. (Les hommes la regardèrent tandis qu’elle continuait :) N’en dites pas plus. Il y a quelque chose qui semble louche dans cette histoire. Toutes ces questions à propos du capitaine Hedrock recouvrent une arrière-pensée. Ces gens ne s’intéressent guère au géant lui-même.
Sans doute consciente que son avertissement était tardif, elle se tut et regarda Gonish, et l’expression de son regard éveilla de la pitié en lui. Jusqu’à ce moment-là, il n’avait jamais vraiment cru que l’Impératrice d’Isher fût tout à fait humaine. Mais il ne pouvait être question de pitié en cette affaire ! D’un geste brusque, Gonish porta sa main à sa bouche, tirant sa manche, et, il dit d’une voix claironnante dans le petit émetteur radio qui y était dissimulé :
— Le capitaine Hedrock se trouve dans les appartements privés de l’Impératrice et...
Les trois hommes furent prompts. Ils fondirent sur lui de concert. Gonish n’offrit aucune résistance et se laissa tranquillement arrêter. Au bout d’un moment, il éprouva du soulagement : lui qu’on avait contraint de trahir son meilleur ami, il allait mourir lui aussi.